Théâtre 28 jan 2014

Robin Renucci : son discours en alexandrins aux BIS de Nantes

Invité le 23 janvier à ouvrir le débat "Où va le spectacle vivant ?" auquel participait Janine Lorente, la directrice générale adjointe de la SACD, le comédien et directeur des Tréteaux de France a été très applaudi.

Mesdames et Messieurs,

Chers amis, chers collègues,

C’est avec grand plaisir que je réponds ici,

En tant que «grand témoin», à la proposition

De partager ensemble un peu de nos visions

Des questions culturelles et politiques, aussi.

Vous me voyez sensible, et surtout honoré,

En cette occasion, de pouvoir vous parler.

 

Je fais le choix risqué, certes, mais avec entrain,

De m’adresser à vous en vers alexandrins !

Ce plaisir de la rime n’est autre qu’un clin d’œil

Qui restera, j’espère, loin du péché d’orgueil...

Sans prétention aucune, c’est une tentative

Pour toucher votre oreille, pour la rendre attentive,

Et pour vous faire entendre aujourd’hui, autrement,

Ce que je veux vous dire le plus précisément.

 

Mais d’abord, qui vous parle ? Est-ce le comédien ?

Le récent directeur d’un Centre dramatique

Qui travaille à produire, avec ferveur et soin,

Des récits dignement racontés au public ?

Est-ce l’enfant de Corse qui, en Terre de Balagne,

A voulu un théâtre au cœur de la montagne

À l’ARIA, pour créer, de façon singulière,

Un chantier nouveau d’Éducation populaire ?

De toutes ces aventures vous me voyez construit

Et c’est en citoyen que je vous parle ici,

Tentant de conjuguer avec la création

La formation, l’éducation, la transmission.

 

J’aimerais, tout d’abord, évoquer le contexte,

De ces bouleversements qui nous laissent perplexes.

 

Retenons le concept qu’Edgar Morin propose :

Nous vivons aujourd’hui une «!métamorphose!».

Quand, sur le plan technique, nous voilà triomphants,

Sur le plan culturel, nous restons défaillants.

Technologies nouvelles, ouverture des frontières,

Les réseaux dits sociaux (liaisons singulières),

Les pays émergents qui veulent de la place

Le travail, la famille… Tout cela se déplace.

 

Si les marchés s’adaptent et, souvent, s’y prélassent

Nombreux sont ceux que de tels changements fracassent.

Ils sont tentés, alors, de tourner leur regard

Vers des solutions radicales, ou barbares :

Replis sur soi, violence et tentations racistes

Et l’appel à la haine, le communautarisme...

 

Le populisme gagne, séduit une jeunesse

Que le désœuvrement soumet à la détresse.

Phénomène inquiétant qui menace l’Europe,

Ce contexte est pesant, il marque notre époque.

 

C’est pourtant bien ce monde qu’il nous faut affronter

Qui, dans notre pays, laisse sur le côté

Près de soixante pour cent de nos concitoyens,

Abandonnés, privés d’un emploi, de moyens.

«L’humaine condition», rappelée par Montaigne,

Impose d’écouter ces voisins qu’on dédaigne.

 

Un beau documentaire titré « La France en Face »,

Sur France 3, récemment, indiquait la menace :

Sur tout le territoire qui fut examiné,

Vingt-cinq villes seulement sont aujourd’hui entrées

Dans le monde nouveau, son rythme, ses réseaux,

Laissant l’autre partie de la France en lambeaux.

 

C’est cette France-là qu’il nous faut retisser.

À cette France-là je voudrais m’adresser.

 

Ces changements du monde auxquels nous assistons,

Nous n’en sommes donc pas seulement les témoins.

Nous en sommes aussi, dans notre quotidien,

Des acteurs responsables dès que nous agissons.

 

Tous ceux qui, comme nous, ont fait de la culture

L’engagement d’une vie et non une posture,

Ne peuvent ignorer cette nécessité

D’une mise en partage, d’une solidarité.

 

Copeau, Vilar, Vitez et bien d’autres aînés

Nous l’ont dit si souvent, si souvent répété :

Ne nous contentons pas de notre création,

Du plaisir narcissique de notre production,

Des bravos et des autres félicitations

 

Il nous faut retrouver, dans chaque situation,

Les justes conditions d’un partage symbolique.

Pour offrir à chacune, à chacun – au public –

La possibilité d’exprimer sa culture,

D’échanger avec nous la parole, l’écriture.

 

Faire avec, faire ensemble, est un choix nécessaire.

Réinventons une Éducation populaire !

Créons non pas «!pour!» eux, mais «avec» les publics,

Ces «experts de la vie», aurait dit Jack Ralite,

Qui demeurent invisibles et contraints à se taire.

Et que chacun puisse, enfin, devenir l’auteur

De sa vie, s’extirper du modèle binaire,

Usé, du producteur face au consommateur.

 

Ce que Bernard Stiegler a souvent dénoncé,

Cette «misère symbolique» qu’il a su nommer,

Il nous faut la combattre avec lucidité.

Redonner à chacun toute sa dignité,

Ne pas voir en l’humain un simple récepteur,

Mais le considérer comme un «destinateur».

 

C'est bien dans ce contexte que j'ai accepté,

Avec beaucoup d’honneur et de l’humilité,

D’être le directeur d’un Centre dramatique

Chargé d’une mission de service public

– Les Tréteaux de France – afin de pouvoir y faire

Ce qui me semble urgent en ces temps délétères.

 

Notre projet consiste à retisser du lien

Entre des territoires, des gens, au quotidien.

Nous avons donc opté pour une triple attitude :

La création, d’abord, est notre certitude ;

La diffusion, ensuite, qui nous permet d’aller

Vers des publics lointains, ceux qu’on dit «empêchés» ;

Mais, surtout, «l’infusion», afin de faire germer

Des créations qu’ensemble on peut faire émerger.

 

Comment une œuvre d’art, une représentation,

Vient-elle vraiment s’inscrire dans une population ?

Quelles traces laisse-t-elle ? Dans quelles conditions

Peut-elle participer à une élévation ?

Quelles sont les pratiques que nous pouvons offrir

Qui permettent à chacun d’exprimer son désir ?

 

Répondre à ces questions : voilà notre objectif,

Ce pourquoi nous tentons de rester créatifs.

 

Un tel projet implique que nous nous engagions

Sans cesse en un partage, une conversation

Authentique et sincère avec nos partenaires.

Ce sont des directeurs, médecins, infirmières,

Travailleurs sociaux, sages-femmes, éducateurs,

Enseignants, amateurs, élus et médiateurs...

Il nous faut «co-construire» – le verbe est à la mode –

Une présence active sur de longues périodes,

Ne pas nous contenter d’un passage en éclair.

Inscrire une présence durable est nécessaire !

 

J’invite donc chacun à prôner avec nous

«L’infusion culturelle», mieux que la diffusion.

Plus nous serons nombreux, luttant un peu partout,

Plus nous donnerons sens, plus nous avancerons.

 

Dans la grande bataille qu’ensemble nous menons,

Il nous faut bien choisir et le lieu, et les armes.

 

J’ai choisi, pour ma part, d’affronter le vacarme

Par le souffle, par la langue, celle que nous rencontrons

Notamment dans le champ des œuvres poétiques.

 

Favoriser, partout, la langue symbolique

Celle qui laisse place à l’interprétation,

Au rêve, à la pensée, aux images qui naissent

Au travers des récits, aux souvenirs qu’elles laissent,

Me paraît aujourd’hui une urgente mission.

 

Plutôt qu’être soumis à l’industrie du signe

Qui vide nos cerveaux d’une manière indigne,

Autant qu’apprendre à lire, à écrire, à compter,

Il faudrait exiger que chacun puisse «dire»,

Retrouve, par les mots, toute sa dignité,

Aime la complexité du sens qu’ils inspirent,

A$rme sa présence, cesse d’être une cible

Anonyme du marché, qui nous rend invisible.

Il en va de l’honneur de pouvoir bien parler.

Pouvoir nommer le monde, c’est le faire exister,

C’est se l’approprier autant qu’il est possible

Et se tenir debout pour devenir audible.

 

Faire appel aux poètes, au texte, à la langue,

Lui rendre sa saveur, la sortir de la gangue,

Préciser la rythmique, la syntaxe et le sens

Des mots, pour donner à chacun force et conscience.

Voilà les approches que nous privilégions

Tant dans nos productions que dans nos formations.

 

Ce choix est politique autant qu’il est possible,

Et chaque citoyen peut y être sensible.

Oser savoir, se questionner, dire «que sais-je»

Est encore de nos jours un cruel privilège.

L’égalité n’est pas une affaire de chance

Mais de droit, et ce droit commence dès l’enfance.

 

Il me faut aborder, enfin, sans précaution,

Le thème récurrent de l’éducation.

 

Ici même, il me semble, voilà déjà deux ans,

Un candidat rêvant d’être le Président

Affirmait avec force sa grande conviction

Et son projet d’un Plan pour l’éducation.

Il fut alors question (l’idée n’est pas banale)

D’un grand plan d’envergure, d’un grand Plan National,

Qui serait artistique autant que culturel,

Et d’une implication interministérielle.

 

Or, quelques mois plus tard, en ce lieu, à cette heure…

Il faut bien l’avouer, bien des questions demeurent.

 

Si l’un des ministères, celui de la Culture,

Veut faire de ce projet un projet d’envergure,

Si de nombreux acteurs se trouvent engagés,

(Je pense ici beaucoup aux Collectivités)

Convenez que pour l’autre, et c’est ce qui fait mal,

Le ministère de l’Éducation nationale…

 

Certes, il est bien inscrit un «parcours culturel»

Dans la nouvelle loi de la Refondation

De l’école... Que dire de cette loi ? Sinon qu’elle

Paraît encore bien loin des dites intentions.

 

Qui peut dire clairement ce dont il s’agirait ?

Quel «parcours» ? Quelle pratique ? Enfin, pour quels projets ?

Et tous ces enseignants qui rêvent de bien faire

Trouveront-ils le temps, l’espace nécessaires ?

Qu’en sera-t-il vraiment de leur formation

Qu’elle soit initiale, ou bien continuée ?

Dans les É S P É ? Les universités ?

Quels moyens consacrés aux associations ?

Quelle présence accordée à ceux qui interviennent :

Artistes, intermittents et médiateurs en chaîne ?

Quelle sera la place donnée à la pratique,

L’expérimentation ? Que faire du numérique ?

Et qu’en est-il du rôle des collectivités

Invitées à agir, mais surtout… à payer ?

 

L’éducation par l’art pourrait changer l’école.

«!L’expérience!» est centrale et non périphérique.

Elle prépare chacun à sa «piste d’envol».

C’est une éducation des plus démocratique

Qui change le rapport de l’enfant au savoir,

Aiguise sa pensée, son regard, sa mémoire.

 

Plutôt que voir toujours en l’autre un adversaire,

L’éducation par l’art en fait un partenaire.

L’enfant passe du bavardage à la parole,

De l’excitation à la concentration,

Il découvre le geste sans gesticulation.

Une telle éducation donne sens à l’École.

 

Je voudrais éviter les grands sujets qui lassent :

Comme l’artiste dans la classe, et l’intermittence

(Le principe mutualiste qui peut être la base

D’une pérennisation du régime d’assurance),

Ou encore le grand thème qui, aujourd’hui, agace :

La réforme des rythmes... Mais, ici, dois-je taire

Le risque, voire l’erreur, qu’en temps périscolaire

Le «parcours artistique» soit mené hors la classe,

En dédouanant l’école d’assurer sa mission,

En déplaçant la chose vers l’animation ?

 

Tout cela bouge un peu, mais bien trop lentement,

Là où l’on espérait un profond changement.

 

Il nous faut donc poursuivre, sans cesse travailler

Pour convaincre partout et ne rien relâcher

De la nécessité, du besoin, de l’urgence

D’une action durable et pleine d’exigence,

Qui ferait place belle (ce serait magnifique),

Dans l’école, et hors d’elle, aux pratiques artistiques

 

Sans doute faut-il du temps et quelques bons budgets

Pour voir éclore un jour cet ambitieux projet

Appelé par certains «!généralisation!»

Qui toucherait d’un coup toute une population.

 

Mesdames et messieurs, c’est une vraie bataille

Qu’ensemble nous menons ici, vaille que vaille,

Pour le droit de chacun à son imaginaire,

Pour une vie ensemble, unis et solidaires.

 

Nous parlons de partage et d’émancipation

Nous parlons de désir, pas de sidération.

C’est l’honneur du théâtre, des arts, de la culture,

D’être au cœur des combats, loin des caricatures

Du divertissement servi à la maison

Aux «cerveaux disponibles», et avec dérision.

 

Notre présence ici est un engagement

Dans le vaste combat cité précédemment.

 

Je nous invite donc à tenir bon, toujours,

A inventer encore les formes, les contours

D’une action artistique autant que culturelle

Qui soit tout autre chose qu’ambition personnelle.

Comme le rémouleur, avec sa voix puissante,

Aiguise les tranchants sur sa meule ambulante,

J’invite donc chacun et chacune, aujourd’hui,

À venir avec nous aiguiser ses outils.

 

Trois mots encore, en guise de conclusion.

Si je vous parle ici c’est, bien sûr, en mon nom.

Mais j’y veux associer aussi un Collectif

Qui depuis plus d’un an se fait très combatif.

Il tente de convaincre les administrations

De l’importance de l’art dans l’éducation.

«Pour l’éducation, Par l’art», tel est son nom

Il poursuivra bien sûr cette année son action.

Vous nous retrouverez en surfant sur le net,

Sur vos ordinateurs ou bien sur vos tablettes.

 

Merci, sincèrement, aux organisateurs

Qui font de ces rencontres un moment de valeur.

Merci à vous, aussi, pour votre attention.

Je vous laisse, à présent, à votre réflexion.

Et merci à l’Oizeau, aussi rare que discret,

Qui, d’un oeil aux aguets, caché dans la coulisse

M’a aidé à vous dire ces mots avec délice.

 

Une bonne année à tous ! C’est mon dernier souhait !

Robin Renucci

 

Le discours en format PDF : 

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